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Préparatifs
Elle sortit, revint avec un foulard de soie rouge dont elle entoura l'abat-jour. Montée sur un fauteuil, elle regarda autour d'elle, fut soulagée. La lumière était bonne maintenant, mystérieuse et douce. De nouveau assise, elle consulta sa glace, s'y aima. Le nouvel éclairage avait supprimé la rougeur du visage, pur et pâle maintenant, du jade. Oui, très bien, ça faisait clair-obscur mystérieux et Léonard de Vinci. Huit
heures quarante. Dans vingt minutes, murmura-t-elle, le souffle court d'émoi.
Est-ce qu'il ne pourrait pas venir un peu en avance, ce type? Elle était si
parfaite en ce moment. Fumer une cigarette pour se calmer? Non, risque de
ternissement des dents. Et puis pour les baisers fruits fallait pas sentir le
tabac. A propos, lorsqu'il sonnerait, vite manger un ou deux grains de raisin
avant d'aller ouvrir, un ou deux pour que bouche savoureuse, indispensable vu
les souterrains. Et
même quand il sera là, en prendre subrepticement un ou deux, de temps en
temps, sans qu'il s'en aperçoive, ou en tout cas censément distraitement, en réalité
pour renouveler la fraîcheur. Mesquin, bien sûr, mais quoi, je suis une femme,
je suis réaliste, c'est indispensable qu'il trouve un plaisir sans mélange à
la chose. Or, j'ai la bouche un peu sèche parce que je suis émue. Le frais du
raisin, il croira que ça vient de moi, une fraîcheur inouïe naturelle. C'est
comme ça, il faut faire attention à tout. Les
boîtes de cigarettes toutes ainsi fermées, ça faisait magasin. Toutes
ouvertes, ce serait trop, évidemment, mais en ouvrir seulement deux, ça irait,
ça ne ferait pas obséquieux. Voilà,
oui, très bien, ça faisait plus vivant, plus intime. Maintenant, problème
important. Comment l'accueillir lorsqu'il arriverait? L'attendre sur le seuil,
à l'entrée? Non, trop empressé et faisant boniche. Attendre la sonnerie de la
porte et aller lui ouvrir? Oui, mais quoi après? Elle se leva, se dirigea une
fois de plus vers la psyché, lui tendit la main avec un sourire mondain. -
Bonsoir, comment allez-vous? demanda-t-elle de son ton le plus guttural et
aristocratique. Non,
ça faisait cheftaine énergique. De plus, ça manquait de poésie, ce «comment
allez-vous». Et si elle lui disait simplement «bonsoir» en traînant sur le
oir, de manière sauvage et douce, un peu voluptueuse… Belle
du seigneur, Albert
Cohen, Ed. Gallimard, page 543. |
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