Pourquoi Socrate s’était-il marié
? - Mystérieuse question que les disciples du Maître, Xénophon et Platon,
n’ont point élucidée… La solitude pesait-elle au grand philosophe ? Répugnait-il
aux cuisines indigestes des restaurants athéniens ?. - Nous ferions cent
hypothèses sans rencontrer la vraie.
Le fait est qu’il s’était marié,
et que cela ne lui avait point réussi.
Non que Xantippe, sa légitime épouse
fut légère, non qu’elle aimât le plaisir, non qu’elle fut ignorante des
choses domestiques. Rien de tel. La débauche n’était point son fait… et
pour cause, elle n’était pas jolie… Les futilités, ni la bagatelle ne
lui faisaient point tourner la tête. Bien loin: elle avait les plus solides
et appréciables vertus ménagères et je pense qu’elle eût fait le bonheur
de quelque sycophante de la rue des Carènes ou de quelque 'magister
navis' du Pirée. Mais unie à un philosophe, c’était abominable :
tandis que lui, tout esprit et toute pensée, se hâtait vers l’Aither et
prenait en haut son vol, elle, tout intérêt et toute matière, enchaînait
son âme à l’office ; ménage discordant s’il en fût jamais. Socrate étudiait,
plongé dans une longue méditation, les problèmes ardus de la morale,
Xantippe surgissait, rageuse, lui reprochait sa paresse et qu’il ne sait pas
gagner les drachmes ni les oboles… C’est que cette femme était pingre,
d’une pingrerie dont Plaute lui-même n’eut pas idée. Vice chez elle
d’autant plus singulier que sans être riche, Socrate avait quelque bien et
pouvait recourir au besoin à la bourse de ses disciples. Mais Xantippe ne
rassasiait point : comme certaines femmes modernes, elle considérait le mari,
non comme un être vivant, souffrant et pensant, mais comme une mécanique
dressée à peiner dur pour remplir la caisse : elle estimait les talents, non
le talent - aussi faisait-elle assez peu de cas de son philosophe que les siècles
ont fait dieu ; elle lui préférait les héliastes crottés qui relevaient
leurs toges, couraient à l’aréopage s’occuper d’une maigre chicane et
rapportaient ensuite quelque monnaie au logis…
Les querelles d’intérieur étaient fréquentes : au début Socrate
s’exaspérait, il était homme et fort chatouilleux : mais peu à peu, il
s’apaisa, pratiqua avant la lettre la maxime fameuse des stoïciens : αυηχου
ou απηχου
ou… s’abstint et supporta… Devenu de marbre, il ne haussait même pas
les épaules : aux premiers gros mots, il s’échappait, gagnait la rue,
vagabondait à travers Athènes. On le vit s’attarder sur le Pirée en
conversation grave avec les matelots dont il préférait l’haleine alliacée
aux aigres mots de Xantippe qui troublaient son démon familier. Le jour où
il reçut par la tête la fameuse douche historique [Xantippe lui avait
balancé une bassine d'eau grasse sur la tête], il dit : « Petite pluie
abat grand vent » et il n’en fut rien d’autre. Un point tout de même le
chagrinait, c’était l’espèce de haine stupide que Xantippe professait
pour ses disciples les plus aimés : « Que vient faire ici cet aristocrate
qui me regarde de haut avec son sourire figé, c’était de Xénophon
qu’elle parlait ainsi.. - A la fin cet homme aux larges épaules (c’était
Platon) devient bien encombrant… - Je ne puis plus supporter ce raisonneur
subtil et ironique (c’était Criton) il m’assomme ». Le pauvre Socrate en
était navré de honte et s’excusait auprès de ses disciples qu’il chérissait
comme des enfants - Aussi s’explique-t-on la mélancolie profonde de la réponse
qu’il fit un jour à ceux qui lui reprochaient de bâtir une maison trop
petite : « Plût aux dieux qu’elle fût pleine de bons amis. » Souhait irréalisable
; Xantippe eût vidé bien vite la maison…
Au contraire, elle semblait avoir des complaisances singulières pour les
ennemis mortels de son malheureux époux. Elle les vantait à tout propos…
« Que n’écris-tu, disait-elle, des Comédies comme Aristophane. - Voilà
un homme d’esprit, un homme populaire et qui gagne tout ce qu’il veut. »
Socrate aurait pu répondre que tout le monde n’a point le tempérament de
flatter les passions populaires pour en tirer profit et qu’au surplus, il
est plus digne de raisonner sur l’essence divine que de narguer grossièrement
les Immortels - Peine perdue, Xantippe n’eut pas compris.
Il se taisait donc et faisait, grâce à son épouse, l’apprentissage de la
douleur. Il s’affinait l’esprit et le cœur, méditait avec plus de fruit
que s’il eut été heureux et en somme l’acariâtre Xantippe ne lui nuisit
point. Loin de là, elle lui inspira à son insu, ses paroles les plus altières
et ses plus énergiques résolutions.
Accusé d’avoir corrompu la jeunesse, les juges lui dirent. «Choisissez
votre supplice. - La peine que je mérite, répondit-il avec fierté, c’est
d’être nourri au Prytanée aux frais de la République. » Voulait-il par
cette réponse, d’allure arrogante braver les juges. Point. Mais il espérait
en sa requête et qu’il esquiverait pour toujours la table conjugale. - On
se rappelle aussi qu’il refusa de sortir de prison et évoqua aux yeux de
Criton médusé, les lois et la République qui l’arrêtaient sur le seuil.
- « Socrate ! que vas-tu faire ? l’action que tu prépares ne tend-elle pas
à renverser autant qu’il est en toi et nous et l’État tout entier. Car
quel État peut subsister où les jugements rendus n’ont aucune force et son
foulés aux pieds par les particuliers ?... Ou ta sagesse va-t-elle jusqu’à
ne pas savoir que la Patrie a plus droit à nos respects et à nos hommages,
qu’elle est plus auguste et plus sainte devant les dieux et les hommes sages
qu’un père, qu’une mère et que tous les aïeux ? » etc., et.
Tout
cela est magnifique. Mais au fond, ce n’était point la Patrie, ni la République,
ni les lois qu’il voyait sur le seuil, mais la figure chicanière de
Xantippe et plutôt que de rentrer dans l’enfer de son ménage, il préféra
rester paisible dans les fers.
Il y mourut. Condamné à boire la ciguë, il ne protesta pas, mais réunit
ses amis les plus chers pour leur dire un dernier, un sublime adieu… Ils étaient
là, ravis et désespérés, encore sous le charme de sa réconfortante
parole, aux portes de la mort, il venait d’affirmer l’immortalité de l’âme
; il avait chanté l’harmonie des lyres, et comme le cygne qui se pleure, il
s’unissait par l’extase à la divinité : les accents merveilleux et inouïs, résonnaient encore sous les
voûtes et l’air en était comme imprégné,
c’était l’instant du recueillement doux et ses disciples saisis du
frisson de l’au-delà s’attendaient à voir l’âme du maître
s’envoler radieuse vers les cimes éternelles. Tout à coup Xantippe entre
en coup de vent, les cheveux épars, sans souci des disciples, elle va droit
à Socrate et l’interpelle en ces termes. - « O Socrate, voici donc la
dernière fois, que tu vois ces gens-là je t’avais bien prédit que tu en
arriverais là avec tes songes creux, que ne m’as-tu écoutée ! De quoi
t’ont servi tes chimères : N’aurais-tu pas mieux fait de t’occuper de
ta maison et de gagner quelque argent au lieu de… » elle en eut dit bien
davantage mais Socrate l’arrêta.
« Pourtant, dit-il doucement, la Divinité est Une et l’Âme est immortelle.
- « Qu’est-ce que cela peut bien nous faire ? Des idées, des idées,
vit-on avec des idées ? je me moque des idées, moi…
- « Ma mie, répondit brusquement Socrate, laissez-moi finir en paix,
veuillez seulement, sitôt que j’aurai fermé les yeux, sacrifier un coq à
Esculape…
- A quoi bon, puisque vous êtes certain de mourir, sacrifier un coq au dieu
des médecins, c’est encore une dépense superflue, c’est bien de vous
cela… je ne sacrifierai rien, tenez-vous le pour dit…
Les disciples suffoquaient de surprise. Cébès méprisant faisait la moue ;
Simmias grave, doux, mélancolique haussait les épaules, Criton qui avait le
sens aigu du comique se mordait les lèvres.
La bouche divine de Socrate frémit d’indignation, il fut sur le point
d’articuler des paroles regrettables.
-- « Sacré cham… ». mais il
n’acheva point, estimant superflu autant qu’opportun d’évoquer en cet
instant solennel la figure disgracieuse, quoique si profondément humaine du
fameux quadrupède égyptiaque. Il retomba donc sur sa couche et soupira… Un
peu à l’écart se tenait l’homme qui portait la ciguë. Il demeurait
debout pensif, suffisamment apitoyé, mais sculptural, l’aiguière
d’argent gracieusement posée sur l’épaule, semblable à un choéphore…
Socrate d’un geste vague, les yeux languissants, lui tendit sa coupe… »
Redonne-m’en mon ami, dit-il ». Il but, se leva, se tira, sentit ses jambes
s’appesantir, puis s’étendit à nouveau et expira…
Incontinent les disciples, émus jusqu’aux larmes couvrirent leurs visages
de leurs manteaux. Xantippe bondit sur le cadavre, chercha la ceinture soupesa
la bourse, la constata vide et dit rageuse : «Parbleu, je m’en doutais, il
n’avait plus le sou. » puis maugréant, elle gagna la porte.
En vérité, je vous le dis, voilà ce qui se passa à l’heure dernière du
plus sage et du plus juste des hommes.
Volontairement Platon a omis certains détails. C’est qu’il était d’Athènes,
galant homme, et sacrifiait l’histoire vraie à la courtoisie pour les
dames…