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David Lodge
(De retour,
de ce week-end organisé par Laurence, son partenaire, Amy raconte… ""
Bon, pour un
week-end raté, c'en était un, un désastre. D'abord, ça n'était pas brillant
comme lieu de vacances. Vous êtes déjà allé à Tenerife? Non, c'est vrai, je
me rappelle. Eh bien, à choisir entre les mines de sel en Sibérie et un
quatre-étoiles à Playa de las Americas, je prends la Sibérie à tous les
coups. Playa de las Americas, c'est le nom de la station où nous étions.
Lawrence l'avait choisie sur la brochure de l'agence parce qu'elle est proche de
l'aéroport et que nous devions débarquer tard le soir. Ça n'avait pas l'air
idiot, a priori, mais cet endroit s'est révélé le plus hideux qu'on puisse
imaginer. Playa, en espagnol, ça veut dire plage, bien sûr, seulement il n'y a
pas de plage, pas ce que j'appellerais une plage. Rien qu'une bande de vase noirâtre.
Toutes les plages sont noires à Tenerife, on dirait des négatifs. L'île entière
est constituée essentiellement d'un énorme bloc de charbon, et les plages,
c'est de la poudre de charbon. C'est une île volcanique, vous voyez. Il y a même
au milieu un putain de gros volcan. Malheureusement, il n'est pas en activité,
sinon on pourrait espérer une éruption qui raserait Playa de las Americas. Là,
ça pourrait valoir la visite, comme Pompéi. De pittoresques ruines de béton
avec touristes carbonisés à l'instant où ils paradaient en T-shirt mouillé
et lampaient de la sangria. Il y a quelques années encore, paraît-il, ça n'était
qu'un bout de côte rocheuse et déserte, où des promoteurs ont décidé de bâtir
une station balnéaire, ce qui donne à présent un Blackpool! sur l'Atlantique.
Il y a une rue principale baptisée avenida Litoral (Villégiature prolétarienne
sur la côte nord-ouest de l'AngleTerre), bouchée en permanence par la
circulation et bordée de ce qu'on peut imaginer de plus vulgaire comme bars,
cafés et boîtes de nuit, qui crachent vingt-quatre heures sur vingt-quatre une
musique assourdissante, des lumières criardes et des odeurs de graillon; à
part ça, il n'y a que des tours plantées côte à côte, hôtels et
appartements en multi-propriété. C'est un cauchemar de béton, pratiquement
sans un arbre ni un brin d'herbe. ""
On ne
s'est pas rendu compte tout de suite à quel point c'était horrible, parce
qu'il faisait noir à notre arrivée et que le taxi pris à l'aéroport a
emprunté un itinéraire détourné qui m'a paru suspect, mais, à la réflexion,
le chauffeur cherchait peut-être à nous épargner pour notre premier soir le
choc de l'avenida Litoral. On n'a pas dit grand-chose pendant le trajet, à part
une ou deux remarques sur la chaleur et l'humidité de l'air. Il n'y avait guère
d'autre commentaire à faire puisqu'on ne voyait rien jusqu'au moment où on est
arrivés aux abords de Playa de las Americas, et là il valait mieux se taire
sur ce qu'on découvrait: des chantiers de construction à l'abandon, des grues
immobiles, des façades mortes d'immeubles où n'étaient éclairées que
quelques fenêtres au milieu des pancartes « à vendre », puis une longue artère
bordée d'hôtels. Tout était en béton armé, chichement éclairé par la lumière
jaune des lampadaires, et tout donnait l'impression d'avoir été construit, aux
moindres frais, quinze jours plus tôt. Je sentais Lawrence se tasser de plus en
plus bas sur lui-même dans son coin du taxi. On avait déjà compris tous les
deux qu'on était venus dans le trou du cul du monde, mais on ne pouvait pas se
résoudre à l'admettre. Un terrible sentiment de contrainte s'était abattu sur
nous depuis l'atterrissage: la conscience de ce que nous venions faire ici et
notre peur que ce soit un ratage nous retenaient de laisser échapper le moindre
mot de déception. ""
Du moins, me
disais-je pour me consoler, l'hôtel sera forcément confortable. Quatre étoiles,
m'avait garanti Lawrence. Seulement, quatre étoiles à Tenerife n'ont pas le même
sens qu'en Angleterre. Un quatre-étoiles à Tenerife, c'est l'hôtel pour
groupes organisés, à peine au-dessus de la moyenne. Je préfère ne pas savoir
à quoi ressemble là-bas un hôtel une étoile. L'accablement m'a gagnée - il
a fini de me gagner - quand on a pénétré dans le hall et vu les dalles de
vinyle au sol, les canapés couverts en plastique et les ficus poussiéreux qui
dépérissaient sous les néons du plafond. Lawrence est allé à la réception
puis nous avons suivi en silence le bagagiste dans l'ascenseur. Notre chambre était
nue et fonctionnelle. assez propre mais imprégnée d'une forte odeur de désinfectant.
Il y avait des lits jumeaux. Lawrence leur a jeté un regard consterné et s'est
retourné vers le bagagiste pour lui dire qu'il avait demandé une chambre
double. Toutes les chambres de l'hôtel, a répondu l'employé, étaient équipées
de lits jumeaux. Les épaules de Lawrence se sont affaissées un peu plus. Dès
que le bagagiste a disparu, il s'est mis à s'excuser lamentablement et à jurer
que l'agence de voyages lui revaudrait ça à notre retour. J'ai dit bravement
que ça n'avait pas d'importance et j'ai ouvert la fenêtre coulissante pour
sortir sur le petit balcon. La piscine s'étalait en bas, de forme biscornue,
comme la tache d'un test de Rorschach, encadrée de faux rochers et de palmiers
artificiels. Éclairée par en dessous, l'eau luisait d'un bleu vif dans la
nuit. C'était depuis notre arrivée la première vision très vaguement
romanesque, mais l'effet en était gâché par la violente odeur chlorée de
bains publics qui montait à nos narines, et le martèlement des basses d'une
disco encore en plein boum de l'autre côté. J'ai fermé les volets pour nous
protéger du bruit et de l'odeur, et mis en marche la climatisation. ""
Lawrence
avait entrepris de tirer les lits l'un contre l'autre, avec, pour résultat, le
grincement effroyable des pieds sur le carrelage, la révélation que la chambre
n'était pas aussi propre qu'à première vue car la poussière s'accumulait
derrière les tables de chevet et en des sous, et la découverte que le fil des
lampes n'était, pas assez long pour la nouvelle disposition, si bien que pour
finir, il a remis les lits là où ils étaient avant. J'étais secrètement
soulagée parce qu'il devenait plus facile de suggérer que nous dormions tout
de suite. Il était tard, j'étais épuisée et je me sentais aussi sexy qu'un
sac de choux de Bruxelles. Lawrence devait en être au même point, car il n'a
pas fait mine de protester. Nous sommes passés cérémonieusement à la salle
de bains l'un après l'autre, après quoi nous avons échangé un chaste baiser
et nous sommes couchés dans nos lits respectifs. J'ai senti aussitôt à
travers la minceur du drap que mon matelas était recouvert de plastique. Vous
vous rendez compte? Je croyais qu'on réservait les alèses en plastique aux bébés
et aux vieillards incontinents. Erreur: les groupes organisés y ont droit
aussi. Je sens que vous vous agitez, Car... vous voulez savoir si nous avons
fini par faire l'amour ou pas, hein? Eh bien, il vous faudra patienter. C'est
mon histoire à moi et j'ai bien l'intention de la raconter à ma manière, Ah
bon, déjà? Alors, à demain. (Finalement, et malgré qu’il aie payé entièrement
d’avance leur séjour, Amy réussit à convaincre Laurence de partir finir le
week-end dans un endroit plus agréable… ""…Fred me faisait une liste de choses à acheter au supermarché quand le téléphone a sonné. "Tu veux bien répondre, chéri?" m'a-t-elle demandé. Elle me dit souvent "chéri", même si ce n'est pas nécessairement en signe d'affection. En fait, je ne connais personne qui puisse prononcer ce mot tendre sur des tons d'hostilité si différents, incluant l'impatience, la désapprobation, la pitié, l'ironie, l'incrédulité, le désespoir et l'ennui. Ce "chéri" n'était cependant pas dépourvu de tendresse."" (Davd Lodge - En Sourdine, p. 33)
Notre lune de miel n'a guère été plus mémorable. La pension de Province-town que Mrs Grey avait suggérée était aussi antique que ses propriétaires et que la grande majorité de ses clients. Tout était usé, gentiment fatigué, depuis notre sommier en creux et l'odeur de moisi des draps jusqu'à l'émail écaillé dans l'unique salle de bains de l'étage. Comme peu de restaurants restaient ouverts pendant la basse saison, nous devions nous contenter des repas à hôtel, dont le chef paraissait s'entêter à tout bouillir et rebouillir. Il a plu pendant trois des cinq jours où nous avons été là mais nous avons réussi à faire quelques promenades sur la plage; autrement, nous restions au salon, chacun avec un livre. George s'efforçait d'être de bonne humeur, moi aussi. Je suis parvenue à le convaincre d'abandonner son pyjama quand nous faisions l'amour. La durée de ces rencontres ne variait pas, cependant: une minute. Je lui ai demandé de ne pas me tourner le dos et de sombrer dans le sommeil après. Il m'a présenté des excuses, en abondance, et il a pris soin de me garder dans ses bras en me serrant fort. Peu après, il ronflait et moi j'étouffais sous son étreinte. J'ai mal dormi cette nuit- là, comme toutes celles que nous avons passées à Province-town, d'ailleurs. La faute en revenait au lit encaissé, à la nourriture exécrable, à l'atmosphère déprimante de la pension et à la progressive réalisation de ce que la vie conjugale avec George me réservait... (La poursuite du bonheur, Belfond, p. 151 et s.)
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