| |
De Milan Kundera
Dans la fête de
l'insignifiance
Page 11 et s.- Alain médite sur le nombril
C'était le mois de fuin, le soleil du matin sortait des nuages et Alain passait lentement par une
rue parisienne. Il observait les jeunes filles qui, toutes, montraient leur nombril dénudé entre le
pantalon ceinturé très bas et le tee-shirt coupé très court. Il était captivé; captivé et même
troublé : comme si leur pouvoir de séduction ne se concentrait plus dans leurs cuisses, ni dans leurs
fesses, ni dans leurs seins, mais dans ce petit trou rond situé au milieu du
corps.
Cela l'incita à réfléchir : Si un homme (ou une époque) voit le centre de la séduction féminine dans les cuisses, comment décrire et définir
la particularité de cette orientation érotique? Il improvisa une réponse : la longueur des cuisses
est l'image métaphorique du chemin, long et fascinant (c'est pourquoi il faut que les cuisses
soient longues), qui mène vers l'accomplissement érotique; en effet, se dit Alain, même au milieu
du coït, la longueur des cuisses prête à la femme
la magie romantique de l'inaccessible.
Si un homme (ou une époque) voit le centre de la séduction féminine dans les fesses, comment
décrire et définir la particularité de cetre orienration érotique ? Il improvisa une réponse :
brutalité; gaieté; le chemin le plus courr vers le but, but d'autant plus excitant qu'il est double.
Si un homme (ou une époque) voit le centre de la séduction féminine dans les seins, comment
décrire et définir la particularité de certe orientation érotique ? Il improvisa une réponse :
sanctification de la femme; la Vierge Marie allaitant
Jésus; le sexe masculin agenouillé devant la noble mission du sexe féminin.
Mais comment définir l'érotisme d,un homme (ou d'une époque) qui voit la séduction feminine
concentrée au milieu du corps, dans le nombril?
Page 116 et s. - Alain et Ramon.
- Je ne t'en ai pas encore parlé? Depuis quelque temps je pense beaucoup au nombril... »
Comme si un metteur en scène invisible l'avait arrangé, deux très jeunes filles, le nombril élégamment dénudé, passèrent auprès d'eux.
Ramon ne put que dire : « En effet. »
Et Alain : « Se promener ainsi avec le nombril dévoilé, c'est la mode aujourd'hui. Elle dure
depuis au moins dix ans.
- Elle passera comme toutes les modes.
- Mais n'oublie pas que la mode du nombril a inauguré le nouveau millénaire ! Comme
si quelqu'un, à cette date symbolique, avait soulevé un store qui, pendant des siècles, nous avait
empêchés de voir l'essentiel : que l'individualité
est une illusion !
- Oui, c'est indubitable, mais quelle relation avec le nombril?
- Sur le corps érotique de la femme, il y a quelques lieux d'or : j'ai toujours pensé qu'il y
en avait trois : les cuisses, les fesses, les seins. »
Ramon réfléchit et : « Pourquoi pas... dit-il.
- Puis, un iour, j'ai compris qu'il faut en ajouter un quatrième : le nombril. »
Après un instant de réflexion, Ramon acquiesça :
« Oui. Peut-être. »
Et Alain : « Les cuisses, les seins, les fesses ont chez chaque femme une forme différente.
Ces trois lieux d'or ne sont donc pas seulement excitants, ils expriment en même temps
l'individualité d'une femme. Tu ne peux pas te
tromper sur les fesses de celle que tu aimes. Les fesses aimées, tu les reconnaîtrais parmi des
centaines d'autres. Mais tu ne peux pas identifier la
femme que tu aimes d'après son nombril. Tous les nombrils sont pareils. »
Au moins vingt enfants, riant et criant, croisèrent les deux amis en courant.
Alain continua : « Chacun de ces quatre lieux d'or représente un message érotique. Et je me
demande quel est le message érotique dont nous
parle le nombril. » Après une pause : « IJne chose est évidente : contrairement aux cuisses, aux
fesses, aux seins, le nombril ne dit rien de la femme qui le porte, il parle de quelque chose
qui n'est pas cette femme.
- De quoi?
- De fcetus.
- De fætus, bien strr », approuva Ramon.
Et Alain : « L'amour, iadis, était la fête de l'individuel, de l'inimitable, la gloire de ce qui est
unique, de ce qui ne supporte aucune répétition.
Mais le nombril non seulement ne se révolte pas contre la répétition, il est un appel aux répétitions ! Et nous allons vivre, dans notre millénaire, sous le signe du nombril. Sous ce signe,
nous sommes tous l'un comme l'autre des soldats du sexe, avec le même regard fixé non pas.
sur la femme aimée mais sur le même pedt trou
au milieu du ventre qui représente le seul sens,
le seul but, le seul avenir de tout désir érotique. »
| |
|